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L’horloge : la première machine moderne selon Lewis Mumford

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Horloge.jpgPour poursuivre dans l’idée que les véritables machines modernes ne sont pas forcément là où le croit généralement, voici un extrait du premier chapitre du livre Technique et Civilisationécrit par Lewis Mumford et publié en 1950, dans lequel ce dernier décrit l’apparition de l’horloge :

Après la longue incertitude et la confusion sanglante qui marquèrent la chute de l’Empire romain, un désir d’ordre et de puissance – différent de celui qui s’exprime par la domination militaire sur les plus faibles – se manifesta d’abord dans les monastères occidentaux. Aux variations de la vie séculière, la règle opposait sa discipline de fer. Aux six dévotions quotidiennes, Saint Bernard en ajouta une septième. Une bulle du Pape Sabinien (604-606), au VIIe siècle, décréta que les cloches des monastères sonneraient sept fois par vingt-quatre heures. Ces ponctuations de la journée constituaient les heures canoniques. Il devint nécessaire d’avoir un moyen de les compter et d’assurer leur répétition régulière.

Si l’horloge mécanique n’apparut que lorsque les cités du XIIIe siècle exigèrent une vie réglée, l’habitude de l’ordre en soi et la régulation sérieuse du temps étaient devenues une seconde nature dans le monastère.

 

La discipline de l’horloge, du monastère à la ville

 

Les monastères contribuèrent à donner aux entreprises humaines le rythme régulier et collectif de la machine. La pendule ne garde pas seulement la trace des heures, elle synchronise les actions humaines. Est-ce à cause du désir de la communauté chrétienne d’assurer aux vies le salut éternel par des prières et dévotions régulières que la mesure du temps et les habitudes d’ordre temporel – dont la civilisation capitaliste tire profit aujourd’hui – prirent naissance dans l’esprit des hommes ? Il faut sans doute accepter l’ironie de ce paradoxe. En tout cas, vers le XIIIe siècle, des horloges mécaniques sont mentionnées, et vers 1370, Heinrich Von Wyck construisit à Paris une horloge « moderne » bien conçue. A cette époque, les tours d’horloge apparaissent. Si, jusqu’au XIVe siècle, les nouvelles horloges ne possèdent pas de cadran et d’aiguilles pour traduire le mouvement dans le temps par un mouvement dans l’espace, du moins sonnent-elles les heures. Désormais, on n’avait plus à craindre les nuages qui paralysent le cadran solaire, le gel qui arrête la clepsydre pendant les nuits d’hiver : été comme hivers, jour et nuit, on entendait le rythme de l’horloge. L’instrument se répandit alors hors des monastères, et la sonnerie régulière des cloches apporta une régularité jusque-là inconnue dans la vie de l’artisan et du marchand. Les cloches de la tour d’horloge commandèrent même la vie urbaine. On mesurait le temps, on le servait, on le comptait, on le rationnait, et l’éternité cessa progressivement d’être la mesure et le points de convergence des actions humaines.

L’horloge est une pièce de mécanique dont les minutes et les secondes sont le produit. Elle a dissocié le temps des événements humains et contribué à a croyance en un monde indépendant, aux séquences mathématiquement mesurables, le monde spécial de la science. Alors que dans la succession des jours, le temps est mesuré non par le calendrier, mais par les événements qui l’ont rempli. Le berger compte le temps depuis la naissance des agneaux, le fermier depuis le jour des semailles ou jusqu’au jour de la récolte.

Selon Thorndike (1874-1949), la division des heures en soixante minutes et des minutes en soixante secondes aurait été généralisée vers 1345. C’est ce cadre abstrait du temps qui est devenu de plus en plus le point de référence à la fois de l’action et de la pensée. Dès le XVIe siècle, un jeune ouvrier de Nuremberg, Peter Henlein, aurait crée «  des monstres à plusieurs rouages, à partir de petits morceaux de fer. » Vers la fin de ce siècle, la pendule domestique fut introduite en Angleterre et en Hollande.

La nouvelle bourgeoisie fut la première à découvrir, comme Benjamin Franklin (1706-1790) l’a exprimé plus tard que « le temps c’est de l’argent ». Etre « aussi régulier qu’une horloge » devint l’idéal bourgeois. La possession d’une montre fut longtemps le symbole du succès. Le rythme croissant de la civilisation augmenta la demande d’énergie. En retour l’énergie accéléra le rythme.

Toutefois, la vie ponctuelle et ordonnée qui prit naissance dans les monastères n’est pas innée chez l’homme, bien que les peuples occidentaux soient maintenant si enrégimentés par l’horloge que cette vie soit devenue « une seconde nature », et qu’ils considèrent l’observance des divisions du temps comme un fait naturel. Beaucoup de civilisations orientales ont fleuri avec une conception plus large du temps. Les Hindous se sont montrés si indifférents au temps qu’ils n’ont même pas de chronologie exacte des années.

On ne peut surestimer le gain en « efficience » mécanique que permirent la coordination et l’articulation étroite des faits quotidiens. Il ne peut se mesurer en chevaux-vapeurs, mais on peut aisément imaginer que sa suppression aujourd’hui amènerait la rupture rapide et sans doute l’effondrement de notre société tout entière. Le régime industriel moderne se passerait plus facilement de charbon, de fer, de vapeur que d’horloges.

 


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